Le point sur l’apostrophe

A priori anodine, l’apostrophe fait couler beaucoup d’encre surtout sur les forums et autres wikis. La polémique ne se situe pas au niveau de son usage mais plutôt sur le rendu final. Selon certains, l’apostrophe est courbée et il n’est pas question d’utiliser le signe présent sur n’importe quel clavier. Pour d’autres, les méthodes d’intégration de l’apostrophe courbée sont trop contraignantes et doivent être pris en charge par des logiciels d’édition.

Historique

On a retrouvé l’apostrophe dans des textes médiévaux datant de 1180. Elle disparaît avec le latin classique mais perdure en latin populaire. En 1501, Alde Manuce – connu pour l’impression du premier livre en caractère italique – publie un texte ancien en italien doté de l’apostrophe. Ce signe d’élision est alors peu utilisé en français. En 1533, Geofroy Tory, est le premier imprimeur français à en faire un usage systématique. Peu de temps après, le caractère plomb fait partie intégrante du meuble du typographe et devient obligatoire en français[¹].

Une forme controversée

Voici donc la partie plus délicate. D’après certains internautes, il existe une apostrophe droite (dite anglaise) et une apostrophe courbe (dite française). Dans cette affirmation fondée sur très peu de choses, il est normal de préférer la version adaptée à sa langue. Autrement dit, nous sommes tous en train d’utiliser une apostrophe anglaise sans même le savoir. Voilà ce qu’écrit Jacques André à propos du tracé…

Les premières apostrophes imprimées ont un dessin inspiré de l’apostrophe grecque, puis ressemblent à un « point crochu » selon Tory, ou à un « demi-cercle » selon Estienne. Mais très vite, elle prendra la forme d’une virgule, forme qu’elle gardera jusqu’à nos jours. (…) L’apostrophe traditionnelle n’est pas obligatoirement courbe comme on le lit parfois: il suffit de regarder les linéales anciennes pour s’en rendre compte. En revanche, elle est toujours obliqueJacques André

Le français écrit use abondamment des apostrophes. L’italien a recours moins souvent à ce signe. Quant à l’anglais, l’apostrophe est réservée à un tout autre usage et se fait rare dans les textes. Néanmoins, on trouve l’apostrophe tout en rondeur dans des manuscrits anciens de langue anglaise. Preuve en est que la verticalité du signe n’est pas une particularité des Anglo-saxons.

Différentes apostrophes dans différentes fontes

Jusqu’à preuve du contraire, la forme du caractère est dessinée par le typographe. Les traits sont personnalisés pour coller au mieux aux caractéristiques de sa fonte. Au début de la typographie plomb, l’apostrophe est rare. Le caractère gravé fait son apparition en 1533. La forme ressemble assez fidèlement à la virgule à quelques variantes subtiles.

(…) à cause d’un effet d’optique, phénomène fréquent en typographie, l’apostrophe doit être redessinée un peu plus petite que la virgule et souvent avec quelques modifications dans la forme afin de préserver la couleur ou afin de mieux épouser à leur niveau respectif le contour différent des caractères avoisinants. Jacques André

L’apostrophe dactylographique

Ils sont bien beaux ces signes graphiques mais ils ne correspondent pas à l’apostrophe du clavier. En effet, le symbole du clavier est souvent très droit, sans harmonie avec la typographie. Cette « verticalisation » est à mettre sur le compte de la machine à écrire. D’origine anglo-saxonne, le créateur a cru bon d’ôter tout signe distinctif de l’apostrophe. Débarrassée de sa courbe, elle pouvait prendre le rôle d’autres signes et libérer de la place sur le clavier. Le signe filiforme se chargeait de l’élision mais aussi de l’ouverture et la fermeture des guillemets. Un caractère passe-partout et multifonction né à la suite d’une contrainte matérielle.

Il est amusant de remarquer la présence de l’accent grave dans la table ASCII[²] mais pas de l’accent aigu. La plupart des informaticiens anglophones ne l’utilisaient pas. En cas de nécessité, l’apostrophe droite occupe ce rôle. Il faut attendre la table ASCII étendu pour voir apparaître un accent aigu.

Choisir le bon caractère pour le web

L’apostrophe sur le clavier (y compris le clavier Azerty français) est définie dans la table des caractères ASCII de base sous l’entité numérique '. Il désigne effectivement l’apostrophe mais on lui attribue également d’autres fonctions. Tiens, tiens, ça ne vous rappelle rien ?

En ASCII, il (ndlr U+0027 ou 039) représente un signe de ponctuation (un guillemet-apostrophe gauche ou droit, une apostrophe proprement dite, une ligne verticale ou le signe prime) ou encore un signe modificateur (accent aigu ou diacritique apostrophe). Unicode 3.1 [³]

Étonnant de voir autant d’attributions pour un signe linguistique qui a toute sa place dans la langue française. Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de le voir bien droit et dépourvu de tout attribut distinctif. Il ne peut être courbe si dans la même foulée il remplit la fonction d’un guillemet gauche ou le signe prime. On peut se demander pourquoi il n’a pas été redessiné dans l’ASCII étendu tout comme ce fut le cas pour les guillemets français.

La polysémie des caractères est un sujet délicat et difficile à trancher. D’autres signes possèdent des usages différents, comme le trait d’union: liant dans un mot composé, signe de la césure, signe de la soustraction.

Caractère Entité numérique Entité nommée Nom
Dessin de l'apostrophe ' apostrophe
Dessin de l'apostrophe ’ right quote
Dessin de l'apostrophe right single quote

De l’apostrophe à la volée

Comme le recommande Unicode, nous devrions utiliser le caractère Unicode 8217 (et revoir le code de toutes les pages en archives !). Dans la pratique, cela pose évidemment un souci. Il est inimaginable de faire l’impasse sur un caractère directement accessible au clavier pour le remplacer par un code barbare et abscons. Les utilisateurs de Mac ont plus de chance grâce au raccourci clavier Alt + Maj + '. Pas certain que le quidam y comprenne quelque chose.

Certains CMS convertissent automatiquement les apostrophes. C’est le cas de WordPress depuis sa version 2.5. Les automatismes c’est bien, mais ils ont leurs limites. Par exemple, la recherche d’une expression sur une page web donne des résultats différents en fonction du type d’accent. Autre risque d’erreur, les programmeurs seront fort déçus en constatant que leur code n’est plus opérationnel à cause de cette conversion.

Conclusion

Nous devrions faire honneur à la lettre et à notre langue française par des apostrophes élégantes. Les erreurs du passé – prises en habitude – nous contraignent à la régression. Une niche de passionnés, sensibilisés à cette finesse typographique, ont adopté des solutions sans être tous d’accord entre eux. Quant au grand public, à défaut d’avoir un clavier Azerty digne de ce nom, les éditeurs de contenu devraient les assister par un remplacement automatique.

[¹] « Funeste destinée: l’apostrophe détournée » Jacques André (PDF – 5 Mo)
[²] Les tableaux ASCII
[³] Unicode – chapitre 7 (PDF – 111 Ko)